— Original ? Nous sommes tous aussi pareils les uns aux autres que ces poupées découpées dans une feuille de papier plié. Ne pourrions-nous pas être un peu nous-mêmes, May ?
Cette citation du chapitre X du Temps de l’innocence en résume bien l’enjeu principal : Newland Archer, récemment fiancé à la très sage May Welland, se sent progressivement étouffer sous le poids des rites et conventions du « Vieux New-York », la haute société des années 1870 régentée par quelques familles puissantes issues des premiers colons anglais et hollandais arrivés sur ce nouveau territoire au XVIIe siècle. La vision de la romancière Edith Wharton rend compte en effet du paradoxe de l’Amérique de son temps : cette contrée réputée pour son instinct de liberté et d’individualisme se fige en réalité dans une injonction d’immuabilité qui confine à l’absurde et au ridicule. Les habitudes sociales sont décrites dans cette micro-société new-yorkaise comme des rites religieux à observer scrupuleusement, au risque d’être frappé d’opprobre ou d’excommunication.
Quand Newland Archer ouvrit la porte de la loge réservée à son cercle, le rideau venait de se lever sur la scène du jardin. Le jeune homme aurait pu arriver plus tôt, car il avait dîné à sept heures, seul avec sa mère et sa sœur, et avait lentement fumé son cigare dans la bibliothèque aux meubles gothiques, la seule pièce où Mrs Archer permettait qu’on fumât. Il s’était attardé, d’abord, parce que New-York n’était pas une de ces villes de second rang où l’on arrive à l’heure à l’Opéra, — et ce « qui se fait » ou « ne se fait pas » jouait un rôle aussi important dans la vie de Newland Archer que les terreurs superstitieuses dans les destinées de ses aïeux, des milliers d’années auparavant.
Incipit
Mais ces rites ont perdu toute signification profonde et apparaissent comme purement arbitraires, ils ne valent plus que pour leur fonction de signe d’appartenance : ils permettent à la communauté de vérifier qui lui est fidèle, et qui pourrait être susceptible de faire dissidence. Ignorant ces réalités, la comtesse Ellen Olenska fuit un mariage désastreux de l’Europe à New-York où elle se réfugie dans l’espoir de divorcer et retrouver sa liberté – le divorce y est en effet légal. Mais elle découvre à ses frais que le droit n’est qu’indicatif dans cette société, comme le montre bien le personnage de l’avocat Mr Letterblair qui demandera à Newland de convaincre la comtesse de renoncer à son projet pour sauvegarder la réputation de la famille au lieu de lui donner un conseil juridique objectif. Ce qui prime, ce sont les rituels sociaux, les conventions et les apparences. Les personnages de Mrs Archer, la famille Welland, les Van der Luyden, Lawrence Lefferts et Sillerton Jackson en sont les farouches protecteurs, gardiens vigilants du moindre faux-pas ou nouveauté menaçant l’ordre ancien. Ils assurent et relaient un pouvoir coercitif sur les mouvements et désirs individuels qui s’opposeraient ou se distanceraient de la norme qu’ils incarnent.
— Vous devez à vos amis, leur disait Mrs Archer, de vous montrer à l’Opéra et même d’ouvrir vos salons. Il ne faut surtout pas, ma chère Louisa, laisser des gens comme Mrs Lemuel Struthers chausser les souliers de Regina ; ce sont les occasions que saisissent les parvenus pour se pousser et prendre pied dans le monde. C’est grâce à l’épidémie de varicelle de l’hiver dernier que les hommes mariés ont pu s’échapper pour aller chez Mrs Struthers pendant que les femmes soignaient leurs enfants. Vous, Louisa, et ce cher Henri, devez garder la place, comme vous l’avez toujours fait.
(Mrs Archer à Louisa Van der Luyden, Chapitre XXXII)
Dans cet univers sclérosé, Ellen Olenska amène un vent de fraîcheur, de candeur et de spontanéité qui manque cruellement aux autres membres de la société. Elle s’habille et se coiffe différemment ; pratique une liberté de ton que Newland trouve à la fois charmante et choquante au début du roman ; fait preuve d’empathie envers des êtres marginaux ou exclus comme la famille de Ned Winsett ou Regina Beaufort après la faillite de son mari ; aimerait divorcer d’un mari infidèle et retrouver sa liberté. Libre de ses mouvements, elle va directement parler avec la personne de son choix à un dîner officiel, fût-il un homme ; ou déménage pour trouver un environnement plus stimulant que l’aristocratie new-yorkaise se méfiant des artistes et intellectuels parce qu’elle ne peut pas les classer selon des critères figés et rigides.

Mais Mme Olenska, insoucieuse de la tradition, était vêtue d’un long fourreau de velours rouge, bordé autour du cou d’une haute fourrure noire. Archer se rappela avoir vu, lors de son dernier séjour à Paris, un portrait du nouveau peintre Carolus Duran (dont les tableaux faisaient sensation au Salon), qui représentait une dame audacieusement habillée d’une robe fourreau, le cou niché dans la fourrure. Il y avait quelque chose de pervers et de provocant dans l’idée de porter des fourrures en plein salon surchauffé, et dans la combinaison d’un cou emmitouflé avec des bras nus ; mais, sans conteste, l’effet était agréable.
Chapitre 12
Si le coup de foudre avec Newland n’est pas immédiat, elle va en revanche immédiatement éveiller chez lui un instinct de rébellion face à son clan et aux discussions stéréotypées condamnant les femmes à une vie de servitude domestique et conjugale. A son contact, Newland développe un nouveau regard sur sa propre société, mais également sur sa vie personnelle et son mariage avec May. Il prend progressivement conscience de l’hypocrisie de son monde qui accepte la différence tant qu’elle ne heurte pas frontalement les conventions et qu’elle amène de nouvelles richesses ; mais aliène les femmes par une éducation abêtissante et exclut tous ceux qui représentent de près ou de loin une menace à son puritanisme. Une relation d’entraide réciproque semble dès lors s’esquisser entre Newland et Ellen : le regard neuf et « étranger » d’Ellen (qui a été éduquée différemment et qui a vécu en Europe) révèle à Newland la superficialité de son monde, tandis que ce dernier peut lui expliquer les usages de New-York afin que son intégration et sa sécurité soient garanties.
— Vous m’expliquerez tout : vous me direz tout ce que je dois savoir, continua-t-elle, en s’approchant pour lui offrir une tasse de thé.
— C’est vous qui m’expliquez, vous qui ouvrez mes yeux à des choses que je regarde depuis si longtemps que je finis par ne plus les voir !
Chapitre 9
Cependant, c’est bien la « Société » qui paraît sortir gagnante de l’intrigue romanesque : à travers May Welland, son incarnation, l’honneur de la Famille est sauf et la trop libre Ellen est renvoyée en Europe, à l’issue d’un dîner d’adieu qui n’a rien à envier à la tribalité d’un sacrifice rituel dans les sociétés primitives. Le titre semble d’ailleurs fort ironique au regard de la supposée « innocence » de May qui se révèle l’exact opposé de tout ce qu’avait prédit Newland : capable d’intuition, d’initiative, de calcul. May, ou la Société est bien cette « machine » capable de « broyer » les êtres. Ellen semble le savoir, elle qui avait d’ailleurs déjà amené Newland à un renoncement au désir charnel après lui avoir fait remarquer qu’il n’existe aucun espace-temps pour leur amour, et qu’une concrétisation amènerait immanquablement une vie médiocre d’hypocrisie et de mensonges.
— Nous ? Il n’y a pas de nous dans ce sens-là ! Nous ne sommes l’un près de l’autre qu’à condition de rester séparés. Alors seulement nous pouvons être nous-mêmes. Autrement, nous serons Newland Archer, le mari de la cousine d’Ellen Olenska, et Ellen Olenska, la cousine de la femme de Newland Archer, volant un bonheur qui ne leur appartient pas.
Chapitre XXIX
Même s’il se débat avec cette injonction consistant à manquer « la fleur de la vie » (chap.XXXIV), Newland finit par oublier totalement la vivacité du souvenir d’Ellen et par se contenter d’une vie de « bon citoyen », père de famille, mari fidèle, ayant troqué le désir contre l’honneur. Bien plus, si la société a évolué à la fin du roman et que l’ancien élitisme social semble disparu, le regard du protagoniste porté sur les anciennes traditions, de satirique, devient nostalgique. Semblant préférer ses souvenirs au présent, il renonce même à revoir Ellen Olenska à Paris alors que son propre fils va lui rendre visite.
Je la retrouve mieux que si j’étais là-haut à côté d’elle, se dit-il à haute voix.
Chapitre XXXIV
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