« Individu et communauté » dans Le Traité théologico-politique de Spinoza

Emmanuel de Witte, Le Préau de la Bourse à Amsterdam, 1653, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Si Spinoza publie en 1670 le Traité Théologico-politique sous anonymat et une fausse maison d’édition, c’est pour défendre coute que coute la liberté de philosopher dans un pays qui menace de basculer dans la dictature religieuse et de persécuter tous ceux qui pensent en dehors des dogmes établis. Le contexte ici importe : depuis 1650, les Pays-Bas sont gouvernés de façon relativement libre et tolérante grâce à la fin de la guerre de quatre-vingt ans contre l’Espagne, et au Grand Pensionnaire Jean de Witt, favorable à la souveraineté de chaque province et réticent à la montée du pouvoir des calvinistes alliés des orangistes. Mais les tensions parcourant la communauté néerlandaise sont vives, attisées par des querelles théologiques comme celle des Remontrants et Contre-Remontrants à l’intérieur même de l’Eglise Réformée Protestante des Pays-Bas. Si des idées nouvelles émergent dans cette société, comme la critique de la religion et de ses institutions, on ne peut néanmoins pas soutenir des positions suspectées d’athéisme, anticléricales et critiques des dogmes sans courir le risque de se faire condamner et emprisonner, à l’image de l’ami de Spinoza, Adriaan Koerbagh, critique de la Trinité ou de la nature divine du Christ et condamné pour blasphème à dix ans de travaux forcés puis exil en 1668. Epuisé, il meurt en prison quelques mois plus tard et son sort émeut vivement Spinoza qui écrit également son Traité en réaction à cette tragédie.

L’ouvrage qu’entreprend de rédiger le philosophe doit dans un premier temps prouver que la raison peut permettre de lever certaines ambiguïtés de l’Ecriture et s’attelle à dénoncer les principaux préjugés des théologiens de son époque. Dans la Première Partie (chapitres 1 à 15), il critique la supériorité des prophètes, de la prophétie en tant que connaissance, la réalité des miracles, et il établit certaines distinctions décisives telles que celle entre les dogmes, variables et relatifs, et la pratique de la justice et de la charité, véritable objet de la foi ; ainsi qu’entre théologie et philosophie, qui doivent chacune avoir leur propre domaine sans que l’une se subordonne à l’autre. Dans la Deuxième Partie (chapitres 16 à 20), il va examiner à quelles conditions politiques la liberté d’opinion peut être garantie dans l’Etat.

La Préface du Traité dresse un constat préoccupant de l’actualité des Pays-Bas qui sont toujours une « république, où une entière liberté de juger et honorer Dieu selon sa complexion propre est donnée à chacun », mais qui risquent la domination intransigeante des calvinistes et une réduction des libertés individuelles sous la pression des théologiens. Pour lui résister, il convient de rappeler la facilité avec laquelle les hommes se laissent piéger par la superstition, la crédulité et les préjugés. C’est ce que Spinoza fait dans les premières pages de la Préface en décrivant l’âme humaine oscillant en permanence entre la crainte et l’espoir, deux affects qui sont instrumentalisés par le pouvoir religieux et politique pour asseoir leur domination via la superstition. Dénoncer toutes les fausses croyances est la tâche que s’assigne le philosophe qui écrit pour des lecteurs cultivés et lettrés, aptes à comprendre sa démarche.

Le chapitre 16 expose la théorie du « pacte social » selon Spinoza, dans lequel le « droit naturel » de l’individu ne saurait être totalement transféré ou aboli. Même si tout être a la puissance – donc le droit- de persévérer dans son être sans prendre en compte autrui, il est dans son intérêt de s’allier aux autres pour se garantir du règne de l’appétit et de la loi du plus fort. Les individus peuvent décider par leur raison de transférer leur puissance et leur droit à un « souverain », auquel il doivent obéir absolument aussi longtemps que le pacte leur est bénéfique et leur paraît légitime. Lorsque ce souverain correspond à la société entière, c’est la démocratie que Spinoza valorise comme régime politique le plus naturel :

Le chapitre 17 se penche alors sur l’Etat des Hébreux, exemple important dans le contexte d’écriture du Traité puisque les théologiens désirant asseoir le pouvoir du religieux sur le politique le citent souvent en exemple suprême démontrant la légitimité d’une théocratie. Spinoza reprend donc cet exemple pour démontrer que cette théocratie a dégénéré avec le temps en corruptions et superstitions diverses, et ne peut donc être prise comme point de référence pour penser l’articulation entre le religieux et le politique. Mais cet exemple permet aussi à Spinoza d’étudier tout ce qui peut menacer l’unité d’une communauté, et comment l’organisation du pouvoir politique en son sein peut être un rempart efficace contre les passions humaines et les ferments de fracturation sociale qu’elles impliquent.

Les chapitres 18 et 19 résument les erreurs commises du temps de l’Etat hébreu, à savoir la montée en puissance et l’autonomisation du pouvoir religieux par rapport au pouvoir politique. C’est au contraire à ce dernier de contrôler la religion dans l’Etat, de légiférer à son sujet. Spinoza va le prouver à l’aide d’une démonstration rigoureuse, en prouvant d’abord que la vraie religion ne consiste qu’en la pratique de la justice et de la charité, et que cette dernière ne peut être établie dans la société que par l’action de l’Etat. Dès lors, c’est à l’Etat de décider en matière religieuse afin de préserver la paix et l’harmonie sociales.

Le chapitre XX réfléchit finalement à l’étendue de la liberté individuelle, qui doit être respectée dans l’Etat mais ne peut s’exercer pour autant contre lui. Il faut alors penser des limites à la liberté d’opinion puisqu’elle pourrait pousser à des actions séditieuses. Spinoza arrive à la conclusion que l’individu peut professer toute opinion de façon libre, tant qu’il le fait sous le guide de la raison et non des passions haineuses ; et en respectant l’autorité de l’Etat. En effet, vouloir contrôler et légiférer de simples opinions produirait l’effet contraire au but recherché : cela ne ferait qu’irriter les hommes d’esprit indépendant, les plus cultivés et brillants d’une société, les incitant à la révolte. Le développement des sciences, des arts et de la philosophie en serait alors freiné, voire empêché. Protéger les libertés individuelles est donc non seulement bénéfique, mais indispensable à la paix et au rayonnement d’une société.

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