« Faire croire » dans Lorenzaccio de Musset

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La vérité, squelette des apparences, veut que tout homme, quel qu’il soit, vienne à son jour et à son heure toucher ses ossements éternels au fond de quelques plaies passagères. Cela s’appelle connaître le monde, et l’expérience est à ce prix.

Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836

À première vue, la pièce repose entièrement sur le principe du « faire-croire » : Lorenzo de Médicis, cousin du tyran Alexandre de Médicis, feint d’accompagner le Duc dans sa débauche pour gagner sa confiance et parvenir à l’assassiner. Ses motivations paraissent également claires : redonner aux Républicains de Florence l’opportunité de se débarrasser d’un pouvoir abusif, en reprenant le pouvoir après l’assassinat du Duc. Il apparait donc comme un illusionniste hors-pair, fabriquant des apparences sur mesure, contrôlant sa propre image, afin que personne ne l’empêche d’accomplir son crime. Ses talents d’acteur et de metteur en scène lui assurent d’ailleurs un plein succès à cet égard.  D’autres personnages viennent redoubler la tentative de Lorenzo et dissimulent ou manipulent pour avancer leurs propres pions sur l’échiquier politique, avec des finalités différentes, comme la Marquise ou le Cardinal de la famille Cibo. Les Républicains bannis et le clan Strozzi, quant à eux, semblent attendre leur heure pour passer à l’action et renverser un pouvoir vécu comme injuste.

Mais rien ne se passe comme cette première hypothèse interprétative le laisse supposer : Musset représente en effet bien davantage l’entrée en crise ontologique et métaphysique du « faire-croire » : Lorenzo, maître de l’illusion théâtrale dans la pièce, confond peu à peu le rôle qu’il joue avec sa propre identité. La mission politique qu’il s’était attribuée, se voyant comme un nouveau « Brutus », se vide progressivement de tout sens lisible et devient une tentative solitaire et désespérée pour combler un vide intérieur qui ne cesse de se creuser plus avant. Logiquement, elle ne peut avoir d’efficacité collective politique. Les autres personnages, le Cardinal excepté, sont voués à l’observation et à la passivité. Musset donne en effet à voir paradoxalement, en reprenant le fait historique attesté d’un régicide, un monde où toute action est devenue impossible. La parole, dès lors déliée de l’action, de tout effet dans le réel, ne peut qu’être un « bavardage humain » qui « braill[e] en plein vent », comme le dit Lorenzo à la scène 3 de l’acte III.

Au lieu du « faire-croire » exhibé à première lecture, la démarche de Musset s’apparente donc bien plus à un « faire-douter » : faire douter Lorenzo de la légitimité de son acte et des choix qu’il a faits pour l’accomplir ; faire douter les personnages de la possibilité de toute entreprise politique, du petit peuple réduit à un observateur passif des événements, en passant par les étudiants qui se révoltent et sont réprimés dans le sang, jusqu’à la Marquise ridiculisée dans son effort séducteur pour faire du Duc un meilleur dirigeant. Mais surtout, « faire-douter » les spectateurs qui se retrouvent eux aussi, dès le début de la pièce, piégés dans une vaste mise en abyme où apparences et réalités ne cessent de s’inverser. Ce procédé très shakespearien où réel et illusion s’entrelacent jusqu’à un point devenu indécidable touche à la question fondamentale du théâtre : que voit-on réellement sur une scène ? une autre réalité, une illusion mensongère, une apparence recelant plus de vérité que les proclamations de vérité elles-mêmes ? et que croire de la fiction théâtrale proposée, si les personnages eux-mêmes ne savent plus que penser du monde dans lequel ils évoluent ?

À travers la représentation d’une Florence corrompue et égarée en 1537, ce sont en réalité les affres existentielles d’une génération angoissée et perdue, celle des jeunes romantiques de la France des années 1830, que Musset donne ici magistralement à voir et à penser.


I. Modalités et finalités du « faire-croire » dans Lorenzaccio de Musset

Si vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez d’un butor !

II,5

a. L’illusion référentielle mise en place par Musset : le cadre spatio-temporel

b. L’enjeu de l’intrigue principale : faire tomber le Duc – la « comédie » de Lorenzo

c. L’enjeu des intrigues secondaires : la Marquise, le Cardinal

II. L’entrée en crise du « faire-croire », de la Florence de 1537 à la France de 1834

Ceci est donc une comédie, Cardinal ? Eh bien donc ! que faut-il que j’en pense ?

IV, 5

a. L’inversion généralisée des valeurs et du sens marquée par l’esthétique carnavalesque de la pièce 🡪 crise de tout signifiant

b. Lorenzo en proie à un trouble identitaire et métaphysique, le « faire-croire » comme sceau de dépravation

c. Une perte de sens généralisée

III. Les significations profondes de la crise du « faire-croire » exhibée par la pièce

Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie étrange.

I,6

a. [signification politique, historique, anthropologique] la vanité de toute action politique 

b. [signification esthétique, artistique] la dénonciation d’un art devenu marchandise : comment être désormais artiste ?

c. [signification métaphysique] les pouvoirs du théâtre où le « faire-croire » permet de questionner un nouvel héroïsme, la trajectoire solitaire d’un Christ en quête d’une pureté à jamais perdue

Comment rapprocher Lorenzaccio des autres oeuvres au programme ?

  • Des fictions du réel ayant remplacé la vérité : corruption de Florence travestissant la vérité ; plus aucun personnage ne croit Lorenzo / manipulation des libertins dans les L.D. ; les réalités alternatives construites par Valmont et Merteuil / les mensonges d’Etat dans « Du mensonge en politique » se faisant passer pour une vérité grâce à la propagande
  • Une pureté, une innocence souillées par le cynisme de la manipulation : le contraste entre la jeunesse de Lorenzo et son âge adulte / Cécile de Volanges, symbole de l’enfance ignorante, « souillée » par le viol de Valmont / la confiance du public dans l’Etat américain démocratique détruite par la publication des Pentagon papers (« Du mensonge en politique »)
  • le règne des images, des simulacres, des déguisements : thème de la mascarade, du déguisement dans la pièce / les mises en scène créées de toute pièce par les libertins et savamment présentées au public dans les L.D. -la scène de la charité de Valmont, le « viol » de Prévan sur Merteuil / la fabrication des images d’une démocratie modèle, libérale ; en opposition à un bloc asiatique présenté comme monolithique et en passe de devenir intégralement communiste (« Du mensonge en politique ») / le Mythe de la Caverne de Platon (« Vérité et politique »)
  • La mise en péril de l’acte de croyance, de foi : Le cardinal Cibo et la corruption généralisée de l’Eglise catholique, réduite à une apparence / le Confesseur de Mme de Tourvel trompé, le blasphème généralisé des libertins / le risque pour la vérité d’être exclue de la sphère politique, donc de l’espoir en l’action humaine (« Vérité et politique »)
  • La résistance paradoxale du vrai face au mensonge, aux manipulations : la réalité du meurtre d’Alexandre et du lynchage de Lorenzo, catastrophe annoncée / l’hypocrisie des libertins démasquée dans les L.D. par la publication des lettres ; la sincérité des sentiments de Valmont pour Mme de Tourvel / l’inadéquation entre les rapports des experts politiques et les décisions des dirigeants dévoilée par la Presse américaine (« Du Mensonge en politique ») / la résistance des faits à la torsion (« Vérité et politique »)
  • Le besoin de vérité : la quête désespérée de la Marquise Cibo et de Lorenzo pour la vérité et l’authenticité en politique / la nécessité pour les personnages des L.D. de savoir quoi croire, de démêler le vrai du faux pour situer leur existence et leur action / le « sol sur lequel marcher », le besoin du respect de la vérité de fait pour délimiter la marge de manoeuvre humaine (« Vérité et politique »)

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