« Faire croire » dans Les Liaisons Dangereuses de Laclos (1782)


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Les Liaisons dangereuses est un roman épistolaire publié par Choderlos de Laclos en 1782. Le titre fait référence aux mœurs de libertins de la haute société du XVIIIe siècle, intriguant entre eux afin de perdre l’honneur et la réputation d’autres personnages qui leur sont, pour une raison ou une autre, devenus des cibles. Mais les « liaisons dangereuses » sont surtout celles du sens des lettres elles-mêmes et de leur succession : dans ce roman, il est aussi nécessaire que dangereux de faire des liens, de croire comprendre quelque chose. Le lecteur est au fil de sa lecture de plus en plus médusé par une intrigue qui semble se développer hors du contrôle des personnages, comme mue par sa propre logique, implacable jeu d’échecs savamment orchestré par l’auteur.

L’indécidabilité du vrai dans le roman tient à la manipulation permanente du « croire » par tous les personnages : les libertins semblent le faire consciemment, leurs victimes le font par faiblesse humaine ou illusion de soi. Le « faire croire » dans le roman n’est donc pas l’apanage des manipulateurs : tous et toutes « font croire » et « se font croire ». La lettre à cet égard devient l’espace privilégié de cette insaisissabilité du sens : censée être un gage d’authenticité (où se livre-t-on plus sincèrement que dans une lettre, écrite dans l’intimité de sa chambre ?), elle s’arrange en permanence avec le réel, cache, dévoile, travestit les faits. La lettre s’écrit, s’envoie, se lit : elle appelle un déchiffrement, un acte d’interprétation. Par là, elle force son lecteur à décider ce qu’il croit ou non. Le roman entier est donc une vaste mise en abyme du principe (et du risque) même de toute lecture.

La lettre demande de faire la distinction entre la réalité des faits, parfois établie à travers des versions concordantes (comme le dépucelage de Cécile, la séduction de Prévan ou la scène de l’aumône aux miséreux jouée par Valmont), et le sens à leur accorder. C’est au moment de l’interprétation en effet que le lecteur, comme les autres personnages du roman, est mis au défi. La vérité restera incertaine : Valmont n’a-t-il pas ressenti du plaisir à faire le bien, alors même qu’il est persuadé d’avoir mis en scène une comédie visant à tromper la Présidente ? Qui peut dire s’il est tel que le voit Mme de Tourvel, ou tel que le voit Mme de Volanges ? Mme de Merteuil, le personnage semblant le plus clairvoyant du roman, connaît-elle réellement son complice, alors que ce dernier décidera avant de mourir de dévoiler les lettres qu’elle a écrites ? Mme de Tourvel est-elle une victime expiatoire, ou une amante malheureuse qui avait autant de projets sur Valmont que Valmont sur elle, en ce qu’elle a cru pouvoir faire de lui « une belle conversion » ?

 Le lecteur croit pouvoir discerner le vrai du faux en recoupant, comparant, mettant en perspective les lettres entre elles, tel un enquêteur perspicace. Le suspense savamment entretenu entre les lettres contribue aussi au plaisir de la découverte du sens. Mais l’auteur joue avec lui et lui « fait croire » qu’il peut posséder la vérité, alors qu’il ne fait qu’adhérer comme les autres personnages à une version possible – mais non certaine – du réel. En effet, pourquoi le lecteur interprèterait-il correctement les lettres réarrangées, et de l’aveu du Rédacteur publiées partiellement, quand les premiers intéressés (les personnages) ne cessent de prouver tout au long du roman qu’ils se trompent en voulant le faire ?


« Vous venez, Madame, de lire dans mon cœur. »

(Lettre CXXVIII de La Présidente de Tourvel à Madame de Rosemonde).

I. La lettre, espace privilégié de la transparence et de la sincérité ? (faire croire en une sincérité, en une vérité)

a) La lettre, une intimité entre le scripteur et le destinataire

b) le besoin d’épanchement, le besoin d’écrire

c) une transparence impossible ?

« L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c’est, je crois, mon chef-d’œuvre. Je n’ai pas perdu de temps depuis votre dernière lettre, et j’ai dit comme l’architecte athénien : « Ce qu’il a dit, je le ferai. » (…) Me voilà comme la Divinité, recevant les vœux opposés des aveugles mortels, et ne changeant rien à mes décrets immuables. »

(Lettre LXIII de la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont).

II. La lettre comme cause et finalité de l’action (faire croire; faire agir)

a) La lettre comme déclenchement de l’action

b) Les libertins : acteurs, artistes, dramaturges : écrivent leur roman

c) La lettre comme finalité et non plus comme cause ou moyen : vivre pour raconter, se mettre en scène, triompher

« Le paquet que j’ai l’honneur de vous adresser contient toutes les lettres de Mademoiselle de Volanges. Si vous les lisez, vous ne verrez peut-être pas sans étonnement qu’on puisse réunir tant d’ingénuité et tant de perfidie. C’est, au moins, ce qui m’a le plus frappé dans la dernière lecture que je viens d’en faire.»

(Lettre CLXXIV du Chevalier de Danceny à Mme de Rosemonde)

III. La lettre comme image du déchiffrement impossible (faire croire ; faire illusion)

a) Une vérité inaccessible au sujet de faits résolument opaques dans leur signification

b) L’omniprésence du regard du « cercle » réduisant tous les personnages à des acteurs en représentation et la satire cruelle d’une société des apparences

c) La fascination pour l’authenticité au sein d’un roman qui ne cesse d’exhiber le mensonge

Comment rapprocher Les Liaisons Dangereuses des autres oeuvres au programme ?

  • Le triomphe de la perversité et de la manipulation : les libertins manient le langage à double sens à merveille, ils sont virtuoses du « faire croire » en usant de persuasion, flatterie, tentation, construction d’images… la lettre de Valmont écrite sur la croupe d’Emilie. / Musset : Lorenzo et le Cardinal Cibo, maitres de l’illusion, par leur volonté d’avancer « cachés », de tirer les ficelles dans l’ombre. La parole de Lorenzo sur la « facilité à mentir au nez d’un butor » à Alexandre. / Arendt : l’organisation du mensonge d’Etat par le Pentagone au sujet de la guerre du Viêtnam : une campagne mensongère de communication et de fabrication d’image à la gloire des Etats-Unis pacificateurs.
  • La manière dont l’inexpérience du monde ainsi qu’une trop grande innocence fabriquent des proies faciles pour les manipulateurs : Cécile de Volanges, la Présidente de Tourvel… / Musset : la jeune Gabrielle, soeur de Maffio, séduite par le Duc dès le début de l’oeuvre et immédiatement transformée en courtisane ; la soeur et la mère de Lorenzo, de pures âmes innocentes qui ne voient pas clair dans le double-jeu du héros. /Arendt : les prisonniers de la Caverne platonicienne, plus facilement séduits par des ombres, des illusions, que le philosophe venant du dehors. La nécessité de l’instruction et de la circulation de l’information (presse libre) pour une meilleure éducation citoyenne apte à distinguer le vrai du faux.
  • la désacralisation des valeurs religieuses et le cynisme généralisé : les libertins s’attaquent particulièrement aux représentants de la religion, comme Valmont qui manipule le Père Anselme pour perdre définitivement La Présidente de Tourvel et feint la piété et le repentir dans des mises en scène extrêmement travaillées. / Musset : les choses sacrées sont détournées par la corruption généralisée à Florence et les intérêts de pouvoir. Le conflit d’intérêt est incarné par le Cardinal Cibo, le Pape Clément VII a placé son bâtard sur le trône, et le Pape Paul III veut accroitre son pouvoir en concertation avec l’empereur Charles Quint. Même la piété du jeune peintre idéaliste Tebaldeo se trouve mise en question par sa mise au service au Duc quelques scènes plus loin. / Arendt : Quand le mensonge règne en maître, cela aboutit au cynisme et à l’impossibilité de croire en quelque chose : la disparition de la vérité met fin à la permanence et stabilité du monde commun.
  • La construction de réalités parallèles construites comme des oeuvres d’art : les métaphores et comparaisons de la Marquise de Merteuil à une architecte, une metteure en scène, une dramaturge & démiurge fière de son « chef d’oeuvre ». / Musset : le travail lent et patient de Lorenzo comme acteur et metteur en scène de sa propre comédie sinistre, pour approcher le Duc et l’assassiner. La mise en scène de soi comme poltron et être efféminé, inoffensif. La répétition théâtrale du meurtre avec Scoronconcolo. / Arendt : les fictions réarrangées du réel qui en viennent à perdre les créateurs de fiction eux-mêmes, qui ne parviennent plus à se situer au sein de leurs inventions car il faut les ajuster en permanence pour les faire passer pour des réalités.
  • La fragilité de ces constructions dans le temps et l’immanquable révélation de la vérité : La révélation des lettres, en un geste ultime de Valmont, finalement cru de Danceny, qui transmet à son tour les documents écrits. La faille qu’a constitué la correspondance entre les libertins, dans laquelle ils se sont montrés sincères. Le geste de publication de ces lettres mis en abyme dans le roman : par Danceny, et par Laclos éditeur/rédacteur (/et au niveau final par Laclos auteur). / Musset : toute la pièce peut se lire comme la trajectoire pour la manifestation du vrai, les actes de Lorenzo n’ont pour but que la révélation finale de la lâcheté humaine. Son double-jeu n’avait pas vocation à durer indéfiniment. / Arendt : il est très difficile de remplacer la réalité par des fictions, tôt ou tard, la vérité s’impose car il n’existe pas de « substitut viable » qui puisse durer.

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