« Faire croire » dans Vérité et politique (La crise de la culture) ; dans Du mensonge en politique (Du mensonge à la violence).

Les articles d’Hannah Arendt au programme rouvrent l’ancien débat entre la vérité et la politique après le traumatisme de l’Allemagne nazie et au moment de scandales politiques agitant les Etats-Unis alors que la philosophe y a trouvé refuge.

Depuis l’Antiquité grecque, on tend à séparer la vérité de la sphère politique : Platon la voyait comme l’apanage du philosophe, régnant dans le Ciel des Idées. Le citoyen, lui, discute des affaires de la cité dans un monde loin de ces pures idées ; il est soumis aux influences de divers sophistes qui manient avec art la rhétorique afin de persuader leur auditoire. La pensée d’Arendt revivifie ce clivage entre vérité et rhétorique, philosophie et politique, absolu de la foi et pluralité des opinions. Elle pose la nécessité de ne pas exclure la vérité de la sphère des actions humaines, c’est-à-dire de la politique. Le « faire croire » à cet égard n’est pas forcément manipulation : il est l’expression d’une liberté, il provoque le passage à l’acte, et permet le partage de sa croyance avec autrui. La capacité à se représenter sa propre pensée et celle d’autrui est en effet au fondement de la discussion démocratique. Mais la vérité alors n’est pas donnée a priori, ne luit pas dans un ciel idéal : elle se construit collectivement.

Arendt oppose alors conceptuellement la vérité philosophique et scientifique ou « de raison », et la vérité « de faits », indexée sur les événements et l’interprétation qui en est faite. C’est ce deuxième type de vérité qui est en jeu dans la vie politique des sociétés. Et il importe de ne pas y renoncer, parce que si la philosophie dissocie vérité et politique et les conçoit comme deux champs de nature et d’application distincts, on laisse la politique faire ce qu’elle veut de la vérité : on la lui abandonne. Trois attitudes se présentent alors à la politique : respecter la vérité de fait, mentir ponctuellement, ou travestir durablement la réalité. Seule la dernière est réellement tendancieuse selon Arendt : le mensonge ponctuel à des fins politiques est soit excusable, soit fautif moralement (qu’il soit fait en vue du bien public ou non), mais il ne met pas en péril ontologique la vérité puisqu’elle est toujours connue de celui qui ment. C’est le mensonge traditionnellement observé en politique, qui a fait admettre que dans ce domaine l’on puisse davantage mentir que dans d’autres. Mais la dernière tendance, à savoir le mensonge organisé, généralisé, diffusé par une propagande savamment étudiée, visant à produire une autre version du réel, est nettement plus problématique. En effet, dans ce dernier, l’habitude et l’ampleur du règne de la fiction peut aller jusqu’à éclipser la vérité de fait de la conscience même des manipulateurs. La vérité de fait peut donc se perdre totalement, d’autant plus qu’elle sera difficilement découverte à nouveau, à la différence de vérités mathématiques ou philosophiques.

Plus fragile, plus relative, plus incertaine, la vérité de fait convoque une interprétation qui pour s’imposer doit rencontrer et triompher d’autres interprétations. Arendt réfléchit alors à une conciliation possible pour maintenir une discussion vivante qui ne fige pas la vérité, mais puisse bien nourrir l’action politique dans le respect des réalités. Les instances démocratiques, le rôle des universités, de la presse indépendante, sont à cet égard des remparts décisifs pour lutter contre toute tentative de torsion des faits. Mais les sciences humaines, l’histoire et la littérature, ont aussi leur rôle à jouer en ce que le « faire croire » qu’elles animent s’oppose à celui de la propagande et de la manipulation : en ayant le souci de témoigner de ce qui est ou a été, en agençant les faits au sein d’une histoire, en leur donnant un sens, ces disciplines confèrent une signification à des événements purement contingents.


Quelques notions fondamentales de la philosophie d’Arendt

Arendt élabore une philosophie pragmatique : elle cherche à étudier les modalités de l’action des humains dans leur monde. Pour cela, elle crée des concepts opérationnels qui lui permettent de penser différemment comment l’être humain interagit dans son environnement.

Elle réhabilite philosophiquement la vie active par rapport à la vie contemplative, autrefois idéal des philosophes. Au sein de cette vie active, elle différencie trois façons pour l’humain d’habiter son monde :

  • le travail
  • l’oeuvre
  • l’action politique

La première forme d’action, le travail, est nécessaire aux vies humaines : pour subvenir à ses besoins, l’homme modifie son environnement par le travail, il lui donne une forme et est modifié en retour. Il produit ainsi des biens de consommations destructibles, et qui devront être élaborés à nouveau.

La deuxième forme d’action, l’oeuvre, s’inscrit dans des structures humaines durables (les institutions) et permet par son artificialité à l’homme de s’extraire de son environnement naturel, voire de toucher à une forme d’immortalité. Elle revêt une signification.

La troisième forme d’action est vue comme la plus digne par Arendt : il s’agit de l’action politique. Dans le prolongement de l’oeuvre, l’action permet d’atteindre à l’immortalité ; sa spécificité est qu’elle tient compte de la condition humaine de la pluralité : les hommes doivent tenir compte des autres pour bâtir un univers commun. Ils peuvent ainsi, par des actions remarquables et héroïques, s’inscrire dans l’Histoire et le souvenir commun de l’Humanité.

Arendt, dans ses écrits, pose un diagnostic de l’époque contemporaine quant au lien entre l’individu et le monde qu’il habite : ce lien est fragile. Il peut entrer en crise si les humains ne parviennent plus à bâtir ensemble un monde commun, à partager des valeurs et à construire un réseau de significations qui les mette en rapport les uns avec les autres. C’est ce qu’elle voit dans les errances politiques du XXe siècle et c’est ce qui peut faire de l’action politique un simulacre. L’isolement des individus perdant leur sentiment d’appartenance à un monde substantiel commun ouvre alors la porte aux dysfonctionnements des démocraties, et facilite le basculement dans le totalitarisme.