Ces deux pièces présentent la même problématique d’ensemble pour le thème « individu et communauté » : la manière dont une communauté doit s’unir, se concerter, combattre face à une menace étrangère. La menace la plus évidente dans Les Suppliantes consiste en la poursuite des fils d’Egyptos, venus prendre de force les Danaïdes pour les mener au mariage ; et des sept guerriers argiens menés par Polynice, le frère désavoué, venus menacer Thèbes à ses portes.
Face à ces menaces, deux héros doivent sauver la cité : le roi argien Pélasgos dans Les Suppliantes, et le chef de guerre Etéocle dans les Sept contre Thèbes. À première lecture, c’est ce qu’ils réalisent : le roi Pélasgos consulte son peuple qui par un modèle de fonctionnement démocratique, accorde aux Danaïdes la protection de la cité ainsi que le statut de « métèques ». Quant à Etéocle, son choix avisé de guerriers incarnant la beauté des valeurs grecques face à une logique de démesure barbare assure la victoire à Thèbes.
LE ROI : Par un vote unanime, le peuple argien l’a proclamé sans appel : jamais il n’abandonnera à la violence une troupe de femmes.
Eschyle, Les Suppliantes
Etéocle : Pour l’Arcadien aussi dont tu nous parles, j’ai un guerrier sans jactance et dont le bras voit ce qu’il doit faire : c’est Actor, le frère du guerrier précédent. Celui-là ne permettra pas à ce torrent de mots sans actes d’aller faire croître des malheurs à l’intérieur de nos remparts, et pas davantage de franchir nos murs à celui qui porte l’image d’une bête monstrueuse et abhorrée sur un bouclier ennemi.
Eschyle, Les Sept contre Thèbes
Néanmoins, la situation est moins simple qu’il n’y parait, en raison premièrement de la complexité de la réalité des communautés impliquées ; et secondement de l’ambiguïté des figures du dirigeant dans les deux pièces. Tout d’abord, la situation sociale et politique dans Les Suppliantes est loin de pouvoir se réduire à l’affrontement entre les Argiens protégeant les Danaïdes contre les Egyptiens : en effet, par bien des aspects, cette intégration et cette protection des Danaïdes pose problème et met la communauté argienne en grand danger. Par leur refus horrifié de toute union avec l’homme et la perversion des rites de supplication qu’elles imitent, les Danaïdes se situent à la limite des valeurs de la civilisation grecque ; le flou sur la question du droit et de la légitimité de leur fuite demeure également tout au long de la tragédie.
Le Choeur : Que la chaste Artémis jette sur cette troupe un regard de pitié, afin que nul hymen ne nous vienne ployer sous le joug de Cypris!
L’intercession de Pélasgos auprès de son peuple peut dès lors être interprétée autant comme un acte de bravoure et de générosité que comme une décision discutable menant à l’instillation d’un « poison » dans la stabilité et l’harmonie de la cité. C’est d’autant plus le cas si l’on considère que le Roi cherche activement dans le discours qu’il prononce devant l’Assemblée des Argiens à les influencer en faveur de l’accueil des Danaïdes, en les prenant de court et en jouant sur leur peur de susciter le courroux de « Zeus Suppliant » : il ne leur présente pas objectivement l’alternative, faussant leur décision.
Danaos : Telle est la formule qu’a défendue notre patron, le Roi des Pélasges, en invitant la cité à ne pas fournir d’aliment pour les jours à venir au terrible courroux de Zeus Suppliant, et en évoquant la double souillure, à la fois nationale et étrangère, que la ville verrait alors venir à elle, monstre indomptable qu’il faudrait nourrir de douleurs.
Première pièce d’une trilogie, il est difficile d’ignorer que la suite du mythe voit la guerre entre les fils d’Egyptos et les Argiens se solder par la mort de Pélasgos et les mariages des Danaïdes, qui à l’exception d’une seule tueront leurs maris dans leurs propres maisons, acte sacrilège qui sera puni du célèbre châtiment consistant à remplir à tout jamais des outres percées. Néanmoins, la pièce interroge aussi sur les valeurs d’hospitalité et d’humanité que doivent pratiquer les communautés grecques ; Eschyle semble également célébrer le risque pris par les Argiens d’accueillir l’autre dans toute sa différence, son étrangeté ; la démocratie mythique de la pièce rappelant de façon anachronique la beauté de la démocratie athénienne alors à son faîte. Les préoccupations évoquées par la pièce résonnent alors fortement avec l’actualité de notre monde occidental, soumis à la question de l’accueil des migrants.
Danaos : Nous aurons « la résidence en ce pays, libre et protégés contre toute reprise par un droit d’asile reconnu ; nul habitant ni étranger ne pourra nous saisir; use-t-on de violence, tout bourgeois d’Argos qui ne nous prête aide est frappé d’atimie, exilé par la sentence du peuple. »
Dans Les Sept contre Thèbes, la communauté thébaine n’est en réalité pas unie, mais scindée par l’opposition entre Etéocle, les valeurs guerrières qu’il promeut et le chœur des femmes prônant des valeurs plus traditionnelles et respectueuses des dieux, violemment houspillé par Etéocle au début de la pièce.
Etéocle : Malheur! ne peux-tu te résigner à te taire? / Le Coryphée : Dieux de ma cité, épargnez-moi l’esclavage!
Eschyle met ainsi en scène au sens propre comme figuré un réel « malentendu » : le Choeur, comme le veut la tradition de la tragédie grecque, chante et commente l’action en cours ; mais le héros face à lui l’accuse de trahison en semant l’effroi dans la cité et l’appelle au silence. C’est qu’Etéocle n’est pas un individu au service de la communauté thébaine mais une figure double : dirigeant de la cité exemplaire d’une part, membre d’une famille maudite d’autre part. Il ne peut donc être le sauveur de Thèbes qu’en sacrifiant sa propre vie et en permettant à la malédiction divine pesant sur la famille des Labdacides de s’accomplir. Son obsession fratricide à combattre son frère l’éloigne dans la seconde moitié de la pièce d’une juste vision de la guerre. Il est pris dans un dilemme tragique et insoluble : si le fratricide est sacrilège, autant l’est son existence ainsi que celle de son frère, fruit de l’inceste d’Œdipe avec Jocaste.
Ce basculement entre les deux dimensions du personnage est visible au moment de choisir le septième guerrier face à son frère. Etéocle semble brutalement se souvenir qu’il est lui-même à l’origine du malheur frappant Thèbes, replaçant sa destinée comme celle de la cité entre les mains des dieux :
Etéocle : Ah! race furieuse, si durement haïe des dieux! Ah! race d’Oedipe – ma race! – digne de toutes les larmes!
Finalement, l’action est encadrée par le chœur des femmes, qui semblent être l’âme réelle de la communauté thébaine : en suppliant les dieux de protéger la cité, en tentant de raisonner la fureur fratricide d’Etéocle, puis en prenant en charge le chant de deuil de la mort des deux frères, elles accompagnent l’avènement du destin et la possibilité de survie de leur cité, délivrée du poids d’une famille qui a également refusé l’union avec l’autre et n’a fait que se reproduire incestueusement de manière impie. La confusion des places engendrée par cette faute initiale de Laïos, reproduite par Oedipe, aboutit à la monstruosité politique de rois « renverseurs de murailles » ayant « attaqué celle de [leur] propre maison ». Le résultat ne pouvait être que l’anéantissement de cette lignée animée par « l’esprit de discorde ».
Le Choeur : Enfin, les Imprécations ont poussé la clameur aiguë du triomphe : la race a pris la fuite dans une déroute totale. Le trophée d’Até se dresse à la porte où ils se dressaient tout à l’heure, et, sur sa double victoire, le Ciel s’est arrêté.
La partie apocryphe doit à cet égard également se commenter : Antigone, la soeur des frères maudits, émerge comme figure individualisée du Choeur des femmes de Thèbes et revendique une autre loi face au décret de la cité ordonnant de laisser la dépouille de Polynice aux chiens. Ce faisant, elle repose à sa manière la question du droit, qui demeure comme dans Les Suppliantes insoluble. La divergence des deux demi-choeurs qui chacun suivront une loi différente, peut dès lors être interprétée autant comme la réouverture du conflit dans cette structure duelle qui apparaît finalement irréconciliable, que dans l’espoir timide d’une communauté capable d’entendre réellement les voix dissidentes qui s’élèvent en son sein et de les représenter.
Le chef du premier demi-choeur : Que la ville frappe ou non ceux qui pleurent Polynice, nous irons, nous ; à ses funérailles nous serons et nous ferons cortège.
Ces deux tragédies font donc signe vers la nécessité pour les communautés de s’ouvrir et de respecter les nécessités des unions exogames ; en donnant à voir comme contre-exemples des replis sur soi mortifères. La mise en valeur dans les deux cas de communautés féminines dissidentes face à un masculin autoritaire permet une réflexion sur une union harmonieuse entre les deux sexes, condition de régénération saine des communautés. Sur un plan politique, elles invitent à respecter la logique du cosmos bien ordonné, la loi de la cité et du souverain mais également à entendre des invitations à former une communauté plus tolérante, enrichie et élargie des perspectives de l’altérité.
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