Le thème en quelques mots


Thème 2024-2025 : Individu et communauté


Le premier sens, le plus simple, est de considérer le rapport métonymique entre les deux notions : une communauté serait une réunion d’individus ; les individus seraient les parties d’une communauté. Si l’on se réfère à l’étymologie, « individuus » étant la plus petite unité ne pouvant être divisée, le thème nous demande d’étudier les relations entre le tout de la communauté, et les éléments humains qui la composent (que l’on définisse la plus petite unité comme la personne humaine, le couple ou la famille, selon les besoins de l’étude que l’on se propose).

L’on peut alors s’interroger sur l’indépendance relative des deux notions l’une par rapport à l’autre : l’on pourrait penser que la communauté, composée d’individus, ne peut se penser sans eux ; mais que rien n’empêche a priori de concevoir l’individu en dehors de la question de la communauté. Biologiquement, organiquement en effet, un individu peut vivre sans communauté puisqu’il a une existence propre.

L’on peut également réfléchir à la valeur ajoutée de la communauté par rapport à une simple addition d’individus : si la communauté réunit les individus, sur quel mode, par quel moyen le fait-elle ? En effet, une communauté se soude et s’unifie autour de valeurs partagées, d’une vie en commun soumise à des règles et à une organisation précises.

Il importe alors de différencier différents types de communautés : la « communauté scientifique » par exemple ne fonctionne pas comme le peuple d’une nation et la « communauté politique » qu’il forme. A minima, les membres d’une communauté se mettent d’accord sur les grandes règles qui la régissent. Ils ont conscience d’appartenir à un tout qu’ils doivent faire vivre, et dans lequel en général les places individuelles sont assignées. Dans les communautés politiques par exemple, on retrouve souvent une figure de dirigeant (Roi, tyran, gouvernement, Etat…) à laquelle les autres membres obéissent. Dans les démocraties, le chef ne décide pas seul : il consulte son peuple pour les questions importantes engageant le sort de la cité.

LE ROI : Pour moi, je ne saurais te faire te promesse, avant d’avoir communiqué les faits à tous les Argiens.

Eschyle, Les Suppliantes

Mais la perspective métonymique stricte passe sous silence un aspect primordial du thème de cette année : la possible rivalité, voire contradiction entre les deux notions mises en perspective. En effet, ces deux termes créent une dialectique que parcourt une forte tension : si la communauté suppose ce que des humains partagent en commun, l’individu convoque ce que chaque humain possède en propre, ce qui le différencie de l’autre. Ces deux notions tendent donc vers deux grands concepts opposés : le commun, le public, le partagé face au propre, au privé, au singulier. Or, historiquement et socialement, la communauté possède une force surplombante qui organise la vie des individus, qui vise à créer une sécurité et une harmonie d’ensemble, primant les désirs et les mouvements individuels. Que ce soient les théories contractualistes de Hobbes, Rousseau ou Spinoza, l’on retrouve à chaque fois la nécessité pour les individus d’accepter un « pacte social » consistant en un transfert de leur pouvoir individuel vers celui du « souverain » (chef d’une cité, roi, gouvernement, Etat…), et de se conformer ensuite aux décisions prises par ce souverain. Cette nécessité est due aux passions humaines individuelles qui doivent être dépassées pour l’harmonie de la vie en communauté : que l’homme à « l’état de nature » soit « un loup pour l’homme » (Hobbes), que l’accession à la propriété privée l’ait perverti et l’ait fait passer de « l’amour de soi » à l’égoïsme et à la jalousie (Rousseau), ou que les humains aient simplement besoin de s’unir pour dominer leurs passions d’espoir et de crainte qui les rivent à une existence précaire (Spinoza) ; le constat est le même : ne pouvant vivre isolément les uns des autres livrés à leurs pulsions, les individus humains organisent des formes de vie sociale et politique pour les protéger d’eux-mêmes comme des autres.

Pour vivre dans la sécurité et le mieux possible les hommes ont dû nécessairement aspirer à s’unir en un corps et ont fait par là que le droit que chacun avait de nature sur toutes choses appartînt à la collectivité et fût déterminé non plus par la force et l’appétit de l’individu mais par la puissance et la volonté de tous ensemble. »

Spinoza, Traité Théologico-politique, chap.XVI

Mais ils renoncent par-là à certains aspects de leur liberté personnelle qui pourraient déstabiliser la communauté.

Cette soumission, voire cet effacement de l’individu au profit de la logique communautaire peut dès lors amener des frustrations, des tensions, des oppositions ou des ruptures. À quelles conditions, à quel prix l’individu peut-il s’opposer à sa communauté, voire s’en extraire ?

L’Histoire nous montre que progressivement, dans nos sociétés occidentales, la logique individualiste progresse jusqu’à revendiquer des droits inaliénables pour les individus au sein des communautés, puis de faire des désirs et du bonheur individuels une valeur primordiale des vies humaines. L’inversion de paradigme se résume à concevoir un individu strictement au service des lois de la Cité dans l’Athènes Antique, à une communauté strictement au service de l’épanouissement des individus qui la composent dans nos sociétés contemporaines. Cette inversion se fait par la force dissidente des individus au sein de leurs communautés, ainsi que par la valorisation progressive des logiques individuelles à partir du XVIIIe siècle, avec l’avènement des Lumières et du Romantisme.

Néanmoins, il est réducteur d’opposer individu et communauté : les rapports entre ces deux réalités sont toujours en réalité beaucoup plus complexes. Il est en effet rare de voir un individu s’opposer à la communauté en son seul nom, pour sa seule liberté : le plus souvent, ce sont des conflits de loyauté parcourant l’individu appartenant à plusieurs communautés qui sont vecteurs de tensions. Dans Les Suppliantes, nul individu ne s’extrait de sa communauté : les Danaïdes du chœur forment un groupe (« une troupe vagabonde » selon les premiers mots de la tragédie), en guerre contre un autre groupe (les fils d’Egyptos). Si elles fuient leur pays, c’est en tant que collectif, guidé par leur père Danaos. Le personnage argien individualisé qu’est Pélasgos fait corps avec son peuple et les limites territoriales de son domaine. Si voix dissidentes il y a, elles sont celles de sous-groupes par rapport au groupe dominant (les Danaïdes par rapport aux Argiens, demandant leur protection mais s’opposant en même temps à toute union conjugale ; le chœur des suivantes des Danaïdes par rapport à leurs maîtresses, les avertissant du danger qu’elles courent à vouloir se soustraire à toute loi maritale ; les poursuivants des Danaïdes représentés sur scène par le Héraut, personnage strictement fonctionnel.)

La question pourrait davantage se poser dans Les Sept contre Thèbes, avec par exemple la figure de Polynice, entrant en guerre contre Thèbes pour récupérer le trône confisqué par son frère Etéocle. Le titre laisse d’ailleurs une part plus importante à l’individualité en mettant en valeur les sept guerriers étrangers présents aux portes de la ville, qui affrontent en duel les sept soldats thébains. Mais là encore, les révoltes individuelles n’aboutissent pas : le combat fratricide entre Etéocle et Polynice solde la malédiction divine qui pesait sur les Labdacides, garantissant la survie de Thèbes : les deux individus se fondent en un et leur sang mélangé sauve la cité. Le passage final où Antigone s’oppose aux lois de sa cité pour donner une sépulture à Polynice montre quant à lui moins une révolte individuelle que le combat d’une sœur pour son frère, c’est-à-dire que la communauté familiale entre ici en tension avec la communauté politique plus large. Par ailleurs, même s’il soulève des questions intéressantes, ce passage est considéré comme apocryphe. La fin authentique de la pièce consisterait dans le chant de deuil du chœur, pleurant la mort des deux frères, donc de la communauté se recueillant sur ce sacrifice.

« Le Coryphée : Et tant pour l’un et l’autre le dieu était égal. C’est lui seul qui détruit la malheureuse race. »

Eschyle, Les Sept contre Thèbes

Chez Spinoza, il y a une réelle réflexion sur la manière dont les individus peuvent coexister au sein d’une communauté politique sans la mettre en danger, mais pour autant en conservant des droits sacrés pour le philosophe comme la liberté d’expression et d’opinion. Mais la problématique de la révolte de l’individu est traitée sous l’angle d’une recherche de stabilité sociale et politique : à chacun de passer par les lois de son pays pour faire valoir une opinion personnelle, qui ne doit en aucun cas désorganiser les principes politiques en place. En revanche, si le souverain manque à ses devoirs, il peut être destitué mais alors cela passe encore par une décision collective, et non par l’action d’un seul. Le philosophe n’envisage pas qu’un individu puisse se dresser seul contre sa communauté et réfléchit au contraire à une organisation harmonieuse du collectif afin que chacun puisse conserver ses droits tout en obéissant au « souverain ».

C’est bien entendu le roman de Wharton qui illustre le plus la révolte individuelle face à la force oppressive de la communauté, avec la trajectoire singulière d’un personnage comme Ellen Olenska par exemple.

Il regarda le feu.

-Franchement, que gagneriez-vous qui puisse compenser la possibilité, la certitude d’être mal vue de tout le monde?

-Mais…ma liberté : n’est-ce rien?

Wharton, Le Temps de l’innocence, chap.XII

Ecrit au début du XXe siècle, le roman fait la part belle aux désirs individuels remettant en jeu les lois d’appartenance à la communauté, représentée comme sclérosée et sclérosante. Pourtant, une interrogation subsiste quant à la réelle possibilité d’une émancipation : Ellen Olenska s’affranchit-elle de toute communauté, ou rejoint-elle simplement celles des artistes et des valeurs européennes, plus libérales, face aux codes de la haute société new yorkaise qu’elle n’a pu adopter ? Quant à la génération suivante (incarnée dans le roman par le fils de Newland et de May), elle incarne davantage un élargissement de la communauté première que des chemins individuels s’en échappant. Le héros masculin est quant à lui un bon exemple de l’envie de révolte et d’émancipation qui ne semble pourtant pas pouvoir triompher dans la solitude absolue du désir individuel : le romantisme de ses aspirations reste velléitaire.

Ces réflexions suggèrent que l’individu n’est jamais seul : toujours pris dans de multiples jeux d’appartenance à diverses communautés (familiales, politiques, affectives, intellectuelles, etc.), qui elles-mêmes peuvent entrer en tension les unes contre les autres, il est davantage à leur intersection qu’en rupture franche avec elles, à l’exception des figures du marginal, du misanthrope, de l’ermite, etc. Le rapport individu-communauté, même (et surtout) à notre époque actuelle, et dans nos démocraties occidentales, ne peut donc pas s’envisager sous l’angle d’une émancipation de l’individu face au collectif, mais d’un lien complexe qui doit toujours être repensé afin de garantir d’une part le sentiment d’appartenance à un groupe, d’autre part la possibilité d’un épanouissement personnel et d’un espace pour le désir.

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Thème 2023-2024 : Faire croire


Le thème de cette année n’est pas un concept littéraire ou philosophique clairement défini (comme le travail, l’an dernier ; ou l’amour ; la démocratie les années précédentes) mais une expression verbale complexe, où le factitif[1] montre que l’on produit une action de persuasion sur quelqu’un. Cette tournure met en valeur l’art (au sens de technique et de virtuosité) de ceux que l’on pourrait appeler « illusionnistes », sans accorder de connotation péjorative ou méliorative à ce terme.

L’expression « faire-croire » convoque d’autres concepts qui nécessitent d’être interrogés : il faut tout d’abord définir la « croyance », son sens et son importance dans l’économie psychique des humains ; explorer les similitudes mais aussi les différences entre « croyance » d’une part, « illusion » d’autre part, ainsi que la manière dont ces notions s’opposent à la réalité et à la vérité. Nous pourrons alors étudier le déploiement du faire croire dans nos œuvres, les motivations et techniques de ceux qui agissent en vue de produire des croyances en autrui. Il faudra rappeler la distinction entre le mensonge ponctuel, opportuniste et la fabrication durable de mensonges organisés visant à créer des fictions du réel.


Croire, un besoin primordial – la possibilité de la liberté et de l’action dans le monde

La spécificité de l’être humain par rapport aux autres organismes du vivant est ce que la philosophie a appelé « conscience » : nous ne sommes pas simplement immergés dans la réalité comme les animaux, nous sommes en permanence en train de nous en faire une image, de nous la représenter par la perception de nos sens et l’activité mentale de notre intellect. De là, nous pensons en permanence quelque chose du réel : c’est le célèbre « Je pense, donc je suis » cartésien, seul point d’achoppement du doute méthodologique mis en œuvre par son auteur pour refonder le savoir de son époque sur des bases fiables. Nous ne vivons pas dans le monde uniquement par instinct, nous orientons nos actions en fonction de ces représentations mentales. Chaque être a donc le besoin primordial de croire, au sens d’adhérer (ou non) aux représentations du monde qui lui parviennent.

Croire consiste en cette adhésion volontaire de l’entendement humain à des idées, des représentations, des opinions, des vérités qu’il se propose à lui-même, ou qu’on lui soumet de l’extérieur.

Nous pouvons donc formuler un premier problème déduit de l’intitulé de l’année : comment peut-on produire chez autrui cette adhésion intérieure, volontaire, qui semble toujours le signe d’une liberté, dans la mesure où l’on peut toujours choisir de ne pas croire ?

Par exemple, quand Don Juan affirme à Sganarelle effaré qu’il ne croit rien hormis « que deux et deux font quatre », il affirme moins son cynisme que sa liberté irréductible.

(Molière, Dom Juan, acte III, scène 1, 1665).

En choisissant ce que l’on croit et ce que l’on ne croit pas, l’on se bâtit un ensemble de représentations indispensables à notre mouvement dans le monde comme à la stabilité de notre psyché et à plus grande échelle de nos sociétés. Les mythes, les religions, jusqu’au règne de croyances plus ou moins avérées de notre époque actuelle témoignent de ce besoin de croire actif en chacun de nous, traduisant aussi l’aspiration humaine vers une forme de transcendance : sans foi (en une divinité, en des valeurs, en une histoire commune), pas d’harmonie sociale ni d’action en vue de changer le monde. Croire parait donc être une condition essentielle à la vie sociale et politique de nos sociétés.

« Je crois à tout ce que tu appelles des rêves : je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté. »

(Philippe Strozzi à Lorenzo, dans Lorenzaccio de Musset, acte III scène 3).

Cependant, le « croire » peut être source d’erreurs : l’adhésion de la volonté n’implique pas l’adéquation au réel des représentations que l’on adopte. L’on peut croire à tort en une illusion d’optique, en la fidélité d’un ami, en une idée politique, ou en un postulat scientifique qui s’avère faux avec le temps et/ou l’expérience. Croire ne peut donc aller sans examen critique du contenu des croyances, qui doit s’actualiser au fur et à mesure de notre expérience du monde. C’est ainsi que les sciences se sont constituées : une vérité scientifique ne l’est que tant que l’on n’a pas prouvé son inadéquation au réel. Si c’est le cas, les scientifiques produisent un autre modèle d’explication du réel, mieux adapté, alors tenu pour vrai jusqu’au prochain changement de paradigme.

Croire implique donc à la fois l’aspiration au vrai, au savoir, mais comporte en soi le risque de l’erreur. La liberté humaine de croire peut donc être influencée par des données ou des faits extérieurs. Comment empêcher que nos croyances soient instrumentalisées par autrui en vue de nous manipuler ?


    (Se) faire croire – la possible disparition de la vérité dans le monde

Comme l’exprime Platon avec l’allégorie de la Caverne, le mouvement vers la vérité n’est pas indolore : les prisonniers de la Caverne préfèrent croire en la réalité mensongère des ombres projetées plutôt que prendre au sérieux le philosophe averti venu leur dire de sortir à la lumière pure contempler les idées véritables des choses. Ils se font croire en une réalité fictive et refusent d’être tirés d’erreur. Si donc croire est l’exercice de la liberté et de la responsabilité humaines, le dévoiement de cet exercice peut devenir la marque d’une certaine lâcheté de celui qui préfère s’aveugler et ignorer le réel. C’est que le terme s’oppose traditionnellement à une certaine rationalité : croire n’est pas avoir démontré, ou être convaincu par des raisons indiscutables. Le nom « crédulité », l’adjectif « crédule » sont d’ailleurs connotés péjorativement comme un défaut de lucidité et de prudence de celui qui fait preuve d’une confiance excessive et naïve.

« J’aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; et je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu. M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. Je m’arrête à cette idée qui me plaît. »

(Lettre XXII, Mme de Tourvel à Mme de Volanges, dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, Première partie).

Là peut commencer l’action des menteurs, beaux-parleurs et autres manipulateurs. Les techniques du « faire-croire » sont nombreuses et vont de la simple suggestion au mensonge le plus éhonté, en passant par l’affirmation de vérités partielles qui masquent la réalité dans son ensemble. Le trompeur est un hypocrite : « parlant sous le masque », comme l’étymologie l’indique, à la fois acteur et politique, il joue fréquemment sur son ethos (l’image de lui-même renvoyée par ses discours et sa posture) pour se rendre plus persuasif.

Lors d’un mensonge occasionnel, ou d’une manipulation ponctuelle, visant à tromper quelqu’un en lui faisant croire à quelque chose qui n’existe pas, la vérité n’est pas réellement en danger : elle est au moins connue du menteur – et en général d’autres personnes à part celle qui « croit » – et a tendance à se révéler d’elle-même au bout d’un certain temps. L’enjeu devient plus inquiétant quand le mensonge est organisé et diffus dans l’ensemble d’une société : les personnes qui sont dans l’illusion deviennent plus nombreuses que celles qui détiennent la vérité. La réalité alternative mise en place acquiert sa propre force de persuasion à laquelle tout le monde peut finir par croire, y compris les manipulateurs qui risquent de perdre eux-mêmes la distinction entre le vrai et le faux, tant la dissimulation est devenue puissante, habituelle, crédible.

« Parlez-moi vrai ; vous faites-vous illusion à vous-même, ou cherchez-vous à me tromper ? La différence entre vos discours et vos actions ne me laisse de choix qu’entre ces deux sentiments : lequel est le véritable ? Que voulez-vous donc que je vous dise, quand moi-même je ne sais que penser ? »

(Lettre CXLI de la Marquise de Merteuil à Valmont dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, Quatrième Partie. )

Une telle situation fait entrer le régime de la vérité dans le monde en crise : elle est menacée par l’oubli et la puissance des mensonges précisément travaillés pour être séduisants et convaincants. Les actions qui en découlent ne sont donc plus en prise avec une quelconque réalité : agir revient alors à se diriger tel un somnambule dans un monde oscillant entre rêve et cauchemar, qui n’est plus que la fiction d’un monde réel en danger de disparition. L’atmosphère baroque dans nos œuvres de fiction témoigne de ces métamorphoses oniriques du vrai, devenu indécidable.

« Sans doute, ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde. »

(Lorenzo, acte II, scène 2 ; Musset, Lorenzaccio.).

Les manipulations du vrai destinées à « faire croire » aboutissent-elles paradoxalement à un monde où l’on ne peut plus croire en rien ?


La résistance de la vérité

Protégée par l’opinion instrumentalisée du plus grand nombre, par des témoins qui auront pu être illusionnés, par le jeu des hypocrites, cette réalité fictive ne peut pourtant à terme que provoquer le retour du vrai. C’est paradoxalement au moment où la vérité menace de n’être plus connue par personne qu’elle a le plus de chances de triompher, car si les menteurs eux-mêmes perdent de vue la réalité de leur mensonge, l’édifice fictif s’effondre.

« Ceux qui ajustent des images et des histoires à des circonstances perpétuellement changeantes se trouveront eux-mêmes flottants sur l’horizon grand ouvert de la potentialité, dérivant d’une possibilité à la suivante, incapables de s’en tenir à aucune de leurs propres inventions. »

(Hannah Arendt, « Vérité et politique », dans la Crise de la culture.)

Car la vérité en crise finit par se voir, en ce que nul mensonge ne peut parvenir à remplacer la totalité de la réalité : comme l’explique Arendt, les « coutures » ne sauraient être parfaitement ajustées. La vérité, imparfaitement recouverte du mensonge, se devine à condition d’exercer son regard. C’est que la déformation des faits exige un effort surhumain pour créer le mensonge d’une part, l’entretenir sur la durée d’autre part. Une telle posture n’est pas tenable dans le temps. La vérité est indexée sur ce qui est, ou a été, donc sur une réalité. Et la réalité une fois advenue ne peut plus se modifier : elle est forcément ce qu’elle est, s’imposant dans sa contingence, excluant les autres possibles au fur et à mesure qu’elle advient. Il est par conséquent très difficile de « faire croire » que les choses sont autres que ce qu’elles sont. La vérité possède donc sa propre capacité d’apparition et de manifestation dans le monde.

« Le marquis de ***, qui ne perd pas l’occasion de dire une méchanceté, disait hier, en parlant d’elle, que la maladie l’avait retournée, et qu’à présent son âme était sur sa figure. Malheureusement tout le monde trouva que l’expression était juste. »

(Lettre CLXXV de Mme de Volanges à Mme de Rosemonde, Laclos, Les Liaisons dangereuses, Quatrième partie).

Nous voyons donc que manipuler, tordre, voire vouloir détruire les faits réels est un jeu dangereux qui peut tout aussi bien servir la cause du manipulateur que permettre à la vérité d’éclater au grand jour, par le fait même de lui porter atteinte. Peut-on durablement faire croire à une fiction, aussi savamment construite soit-elle ?


Le « faire croire », une possibilité paradoxale de manifestation du vrai

En dehors du mensonge démasqué par les incohérences inévitables qu’une tentative de remplacement du réel implique, il existe une modalité du « faire croire » qui ne s’oppose pas à la manifestation du vrai : c’est celle de la création artistique, de la fiction littéraire notamment. Le jeu qu’elle implique de « suspension consentie d’incrédulité » (selon l’expression anglaise de Coleridge « willing suspension of disbelief ») afin de se faire croire à l’illusion artistique proposée a pour finalité non plus d’instrumentaliser les croyances d’autrui, mais d’exercer son jugement et paradoxalement de l’habituer à accepter le réel. Se familiariser avec ce régime de fictions permettrait de respecter davantage les faits, en ce qu’ils sont arrangés et présentés de manière à faire sens.

« Qui dit ce qui est raconte toujours une histoire, et dans cette histoire les faits particuliers perdent leur contingence et acquièrent une signification humainement compréhensible. (…) La fonction politique du raconteur d’histoire – historien ou romancier – est d’enseigner l’acceptation des choses telles qu’elles sont. »

(Hannah Arendt, « Vérité et politique », dans la Crise de la culture.)

L’illusionnisme de Musset par exemple, qui place l’action de son drame dans la Florence de 1537 et retrace l’assassinat du Duc Alexandre de Médicis, respecte à la fois cette vérité de fait attestée par l’Histoire tout en dévoilant en contrepoint la situation sclérosée de la jeunesse romantique en France trois siècles plus tard. Une vérité en cache une autre… ce jeu des apparences permis par l’art aboutit également dans les Liaisons dangereuses à une remise en question radicale de l’acte de croire, comme celui de faire croire. Le lecteur est sans cesse appelé à reconstituer la version véritable des faits en recoupant les informations données par les lettres dans leur ensemble, et obligé dans le même temps de reconnaitre que cette reconstitution échappe pour toujours à toute certitude. Mais cette indécidabilité n’empêche pas le roman de présenter une étude magistrale de la vérité de l’amour et de ses ruses, contrôlant les destins humains. Le sens d’une œuvre n’est donc pas forcément celui qui semble apparaitre à première vue, mais il se dévoile par la pratique diligente de l’interprétation dans ce qu’elle a de plus exigeant et de plus stimulant ; en cela il exerce à la conquête de la vérité.

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[1] Faire avant infinitif, employé en semi-auxiliaire, exprime le fait que le sujet fait faire l’action par un autre que lui-même. Celui qui « fait croire » quelque chose n’est pas (forcément) celui qui croit quelque chose.